Nous ne sortons qu'au crépuscule, à l'heure où les loups finissent de dépecer les derniers chiens de la meute, quand monte à nos fenêtres la marée nauséabonde des déchets sur les premières vagues de la nuit.
Dans un réflexe d'insectes, nous élançons nos soifs nocturnes vers la ville, loin des chrysalides insalubres nichées sous les toits.
Qui sommes-nous ? Les pierres qui abritent nos corps, tapissent la peau de notre peau, les pierres qui fondent les cités et domptent le galop des fleuves, étaient jeunes à la naissance de nos pères. Nous basculons, un à un, des margelles étagées des hautes murailles de la ville, vers le puits d'ombre. La rue, par nécessité autant que par jeu, nous nous y regroupons pour nous bousculer, pour apprendre à connaître nos épidermes, éprouver nos ongles sous les regards craintifs des passants.
Jeux puérils auxquels nous consacrons les premières heures de la nuit, comme s'amusent les jeunes fauves.
Celui qui, submergé par nos assauts, s'est effondré sur le trottoir, nous l'entourons, pointant du doigt son ventre blanc qu'il tortille comme un asticot ; nous sommes autour de lui, criaillant, plaisantant, plantant des couteaux entre ses omoplates cuirassées, fumant des mégots dans la pénombre des lanternes. Puis nous l'abandonnons à l'avidité des clochards qui fouillent ses poches et ses entrailles avec les gestes méticuleux des orpailleurs.
Nous sommes loin déjà. Dans des dédales de rues, nous arpentons le silence et la solitude d'un peuple désœuvré, des hommes sans chaînes, livrés à eux-mêmes, déambulent comme des bagnards, cassés, froissés, brisés par la limaille des jours.
Les bouches de métro ne crachent que quelques graines égarées, les rames glissent dans le vide des wagons de lumière désertés. Les courants ascendants nous portent, nous échevelons quelques vieillards surpris à parler de l'avenir du monde en rajustant leur cravate, nous longeons la rive du fleuve dont les eaux saumâtres inoculent aux quartiers leur poison.
Nous chassons des pigeons qui s'enfuient, montent vers la voûte incolore du ciel et s'abattent en pluie drue sur les gargouilles de l'abbaye. Juchés sur les gravats d'une péniche, nous descendons les eaux, dans le lit du fleuve. Sur les quais, derrière les rideaux des échoppes, on montre nos corps trop longs, il se murmure que trop de faims s'accrochent à nos chairs impaludées.
Enfin, sonne l'heure des épousailles, le temps des noces funestes et de leur cortège de semences. Nous nous égaillons, mus par de ténébreux atavismes, vers la grande loterie séminale.
La musique s'est tue, laissant place à un grand silence dans ma tête, je marche, le long d'un quai mais il faudrait m'arrêter.
Le brouillard me semble familier, c'est peut-être parce qu'il monte du fleuve où dorment les carcasses de deux grosses péniches.
Je marche à la rencontre d'une silhouette emmitouflée de brume, une femme sculptée dans la lumière attend sous un lampadaire. Son visage est immobile, ses yeux m'accompagnent, avec dureté, ils s'accrochent aux miens, m'escortent au-delà du champ de vision, comme pour m'interdire l'escale et son corps de professionnelle. Je dois m'arrêter. Mes pas suivent un rail qui s'enfonce dans la nuit. Je me trouve très loin de chez moi, traversant des quartiers qui me sont inconnus et que je parcours avec une grande sérénité.
Comme au bord d'un précipice, je m'arrête net, désormais en équilibre, non sur le trottoir mais sur une ligne imaginaire, une frontière entre le passé et l'avenir ; devant, désormais inaccessibles, s'imaginent les contreforts de ma fuite, un dédale de corridors étroits figés dans la brume qui continuent d'être par la persistance rétinienne.
J'ai tourné le dos au gouffre pour repartir vers la vie, remonter le fil jusqu'à mon appartement. Je me suis mis à marcher sans voir, attentif seulement à ne pas perdre la trace.
Le matin sentait la marée quand je me suis engouffré dans la cage d'escalier de mon immeuble. Les senteurs nocturnes se sont dissoutes dans les remugles d'égout et les effluves du marché. Il m'a semblé marcher toute la nuit. Où étais-je allé ? Allongé sur le canapé, j'essaie de reconstruire le puzzle de ma vie chaotique. Tant de zones d'ombre ! Tant de trous noirs dont rien ne subsiste ! Demain j'irai chez Krysto. Lui comprendra… Je me revois arpentant le quai emporté par le courant…
Un tocsin étrange retentit, chaque nuit, qui nous force à quitter nos sarcophages pour fendre l'air de nos corps engourdis. Nous débouchons, à nos pieds, le canope où macèrent nos cœurs et, les mains dans le sang tiède de la veille, nous accueillons la vie, vacillante comme une flammèche, tapie dans la litière du thorax.
Alors, nous glissons nos ombres de panthère dans la fourrure de la nuit, enjambant le rebord des fenêtres, nous laissant tomber et prendre pied sur le territoire de la rue. Nous avançons en bataillons aux pas chancelants. Un barrage se dresse, des rangées de crocs de verre se hérissent à notre passage.
Je crie. Je me réveille et me trouve en train d'enjamber la fenêtre du cinquième étage. Des morceaux de chair sont restés accrochés aux barbes d'acier qui parsèment le rebord. Je saigne abondamment. La douleur m'a réveillé, mettant à nu mon cauchemar dont je me rappelle le moindre détail. Mes angoisses de la veille étaient fondées. Je ne suis pas victime d'hallucinations. Pendant la nuit, je me lève, bel et bien animé par les visions qu'entretiennent mes rêves. Crises de somnambulisme ! Voilà le diagnostic auquel je me vois contraint de souscrire… Des états de sommeil au cours desquels des ordres impérieux m'obligent à l'action, m'entraînent loin de chez moi, vers des lieux qui me sont inconnus. Cela a commencé voilà deux nuits. J'étais alors le jouet de l'insomnie, tourmenté par le vol d'un manuscrit, je passai une nuit agitée pour ne trouver le repos qu'à une heure tardive. Lorsque je me suis éveillé, le jour s'était installé derrière les fenêtres, j'étais épuisé, le corps fourbu comme après une course longue et éreintante. Qu'ai-je fait cette nuit-là ? Les quelques nuits où j'ai cru dormir ne m'ont pas permis d'aller très loin… Je dois faire attention, peut-être m'enfermer !
Ma deuxième escapade m'a laissé plus de souvenirs. Je me rappelle avoir erré dans les quais au bord du fleuve, après avoir traversé des banlieues inconnues.
Il faut repousser le moment de l'endormissement, veiller très tard toutes les nuits, peut-être serai-je contraint de ne plus dormir que le jour. Je me demande ce qui m'arriverait si une telle crise me prenait en plein jour. Les gens se rendraient-ils compte de mon état ? D'ailleurs suis-je éveillé ou est-ce les yeux clos que j'avance ?
Depuis l'enfance jamais la nuit ne m'a paru aussi effrayante. Je ne peux m'empêcher de penser à toutes ces légendes sur les créatures de la nuit, comme les vampires qui ne s'éveillent que… Une pensée terrifiante me vient à l'esprit. Cela est si sordide et inquiétant que je m'effondre sur le tapis en proie à une crise de nerf…
Je m'éveille, très agité et vois au réveil que trois heures se sont écoulées. J'ai dormi profondément, pourtant rien ne s'est passé. Je cours vers les fenêtres et tire les rideaux, il fait bien jour, le soleil n'a pas encore basculé derrière l'immeuble d'en face. J'attrape mon sac à dos, il faut que je sorte pour oublier, si je me sens bien je passerai chez Krysto.
A la vitre du bus, les paysages urbains ont défilé sous mes yeux. Des murs noircis par le souffle des voitures, des artères inhumaines vouées à la vitesse qui ceinturent les vieux quartiers. Je découvre les premiers jardins avec bonheur, des petites cours que traversent des fantômes décharnés, des verrières où nichent les araignées… J'avais fini par oublier mon histoire quand j'ai pensé que, peut-être, je hantais ces mêmes lieux une fois la nuit tombée.
La présence de mon ami est réconfortante. Il m'offre du thé, me montre ses derniers dessins et nous parlons science, littérature, bande dessinée…
A un moment, ce fut l'heure. Il était écrit, quelque part, que ce jour, à cet instant, devait être révélée mon étrange histoire.
Krysto m'avoua qu'il était surpris, certes, mais que je ne devais pas dramatiser. Il avait lu beaucoup de choses sur les hallucinations, les troubles du cerveau. Un copain à lui avait cessé d'être lui-même, pendant six mois, quelque part en Inde, puis, après cette interruption de l'existence, était rentré en France et, recouvrant la mémoire, avait retrouvé les habitudes de sa vie.
« Si tu découvres que la moitié de ta vie est vouée à des activités dont tu ignores tout, que tu traînes toute la nuit dans des endroits dangereux à faire on ne sait trop quoi… tu crois que je n'ai pas de raisons de dramatiser !
― Tu as consulté un médecin ? Un scanner du cerveau… certaines tumeurs peuvent provoquer des dérèglements…
― Ecoute-moi. Je sais d'une façon intime qu'il s'agit de tout autre chose. Et j'ai peur… peur de commettre une bêtise.
― Si tu agis en état de somnambulisme, tu n'es pas responsable. Et de toutes façons, rares sont ceux qui ont des comportements agressifs.
― Tu comprends… il faudrait m'enfermer toutes les nuits. Ou m'attacher pour m'empêcher de sortir.
― Ce n'est pas une solution. Essayons d'y voir clair. Est-ce que tu te rappelles de détails de tes balades nocturnes ?
― Sur le coup oui… puis tout s'efface très vite. Je ne me rappelle que ce que je me suis répété une fois réveillé…
― A quel moment te réveilles-tu ? Peut-être rêves-tu d'une façon très forte tout ça…
― Une fois je me suis réveillé en pleine rue. J'étais à plusieurs kilomètres de chez moi. La dernière fois, c'est en me coupant au rebord de la fenêtre… que j'allais enjamber pour sauter dans la rue, quinze mètres plus bas ! »
Je vois à son visage que mon ami commence à comprendre mon histoire. Il essaie de me donner le change mais son inquiétude est perceptible.
« Qu'est-ce qu'on peut faire à ton avis ?
― J'en sais fichtre rien ! Je veux juste que ça s'arrête !… Pour pas finir à l'asile ou en taule.
― Depuis quand ?
― Ça fait trois jours. Je me réveille le matin épuisé, trois nuits et trois jours sans dormir, la nuit les escapades épuisantes et le jour une angoisse insensée qui me ronge…
― Calme-toi Isto. Il faut réagir !
― Que veux-tu que je fasse ? Je suis peut-être envoûté… Imagine qu'on m'ait jeté un sort et qu'on souhaite me voir mourir !…
― Ecoute… je veux t'aider. Rentre chez toi. Je te promets d'être là pour te surveiller. Il ne t'arrivera rien.
― Qu'est-ce que tu vas faire ?
― Il vaut mieux que tu l'ignores ! Je ne te dirai rien pour l'instant, tu es peut-être ton pire ennemi… Mais n'oublie pas que quoi qu'il arrive, je serai là pour te sauver. »
Au moment de pousser ma porte, j'entends une voix aigrelette derrière mon dos qui me fait tourner les talons. M. Poqué me sourit béatement en esquissant un geste amical de la main. Je lui réponds en marmonnant un bonjour inaudible et disparaît rapidement dans ma tanière.
Je tombe sur le lit. Je suis très las. Depuis combien de temps n'ai-je pas dormi ? Je vais à la fenêtre, tire le rideau. Il fait encore jour. Il me semblait avoir quitté l'appartement de mon ami dans la soirée. Je ne me souviens de rien. A peine quelques impressions, des paysages évanescents derrière la vitre…
Soudain une pensée m'obsède. Un fait inhabituel s'est produit lorsque j'ai ouvert la porte de chez moi. Sur le palier se trouve l'appartement d'un vieux monsieur à moitié fou qui n'adresse jamais la parole à personne. Il vit au milieu de trophées de chasse qui couvrent ses murs, hures de sangliers, bois de cerfs, que j'ai entrevus lorsqu'il rentre chez lui après m'avoir croisé sans un mot. Pourtant, il me semble que tout à l'heure il m'a parlé, ou m'a fait un signe.
Je m'épuise à chercher une explication quand la sonnerie du téléphone retentit. Il est sur la table de nuit, à quelques mètres, je tends le bras… Je sens alors quelque chose glisser sur mon cou. Je ne sais pourquoi, j'imagine que mon tympan s'est percé, que du pus s'écoule de mon oreille. Pris de panique, je cours vers la salle de bain, allume et me fige devant la glace. Mon visage est ensanglanté, j'ai une entaille profonde sur le crâne, elle a saigné abondamment, mon col de chemise est maculé, elle s'est rouverte et la plaie suppure. Ma tête tourne, je ferme les yeux pour ne plus voir les flashes lumineux qui crépitent tout autour de moi. Les mains cramponnées au lavabo, je combats pour rester debout, incapable de la moindre pensée, tout à la lutte pour garder l'équilibre.
Au bout de quelques minutes, j'arrive à sortir de la salle de bain et, m'appuyant aux murs, je parviens à m'approcher du sofa où je m'effondre…
Il est 13h passé. Nous sommes le lundi 15 septembre. Il s'est écoulé quarante-huit heures depuis ma visite à K. Qu'ai-je fait de mes nuits ?
Et tout ce sang.
Est-il possible de tant saigner…
Sans que cela me procure le moindre soulagement je comprends le comportement inhabituel du voisin. Le vieux misanthrope a dû être tellement effrayé…
Un voyant lumineux indique que le répondeur a enregistré un message.
Pourquoi avoir répondu ! Les erreurs enseignent après coup le chemin de la sagesse. Je ne sais pas à cet instant que l'engrenage qui aboutira à la mort de mon ami dans l'incendie de son appartement s'est mis en route. Dès lors plus rien ne sera comme avant.
Il faut que je te parle. Ne viens pas chez moi c'est inutile. Retrouve-moi ce soir chez Jojo. J'ai retrouvé quelque chose qui t'appartient…
Depuis plus d'une heure je tourne en rond dans l'appartement, quand je décide qu'il est temps de sortir.
Les passants me fuient on dirait. Ils lorgnent mon visage et les cicatrices qui y dessinent d'innombrables ratures. Je n'ai d'autre solution que d'avancer les yeux à terre, humiliante marche à la remontée des caniveaux, vers le quartier mal famé que j'affectionne, celui où se terre notre petit bar, ancien point de ralliement de notre bande. J'ouvre la porte et traverse la salle sans croiser un regard, des fantômes flottent au-dessus des émanations d'alcool, le patron somnole près de sa femme, ivre, vieille fleur fanée au parfum envoûtant de cadavre. Je croise mon reflet, pâle silhouette radiographiée au néon, dans le grand miroir du bar. Je m'empresse de disparaître, descendant dans la minuscule salle de concert, une cave taillée dans la pierre où les voix et la fumée forment une soupe écœurante.
Krysto est derrière une table, aux aguets. Une bouteille pleine lui servant de décor.
Il me fait une place sur la banquette et se met à parler avec excitation. Son euphorie, la musique, les discussions des tables voisines, avec la fatigue qui m'envahit au fil des minutes, tout se mêle dans un chaos indescriptible. A vrai dire, je ne comprends pas grand-chose à ce qu'il veut me dire…
Avant hier, il m'aurait suivi assez longtemps dans mon errance nocturne. Il dit avoir découvert ma destination, qu'il s'agit d'une femme, qu'elle est très… a-t-il vraiment dit dangereuse ?
Hier j'ai encore pris le même chemin. Vers deux heures du matin, il m'a vu enjamber la fenêtre, faire le geste d'écarter un invisible rideau et sauter dans le vide. Il s'étonne de me retrouver quelques mètres plus loin, marchant dans la rue le plus calmement du monde. Mais cette fois, ajoute-t-il, il est hors de question de me laisser courir un danger. Il avoue qu'il a essayé de m'arrêter, que je ne le reconnaissais pas, je me suis débattu, il m'a frappé, le sang a coulé…
Etait-ce bien nécessaire !
Je ne semble pas avoir opposé de résistance, il n'a aucune trace de blessures.
Il m'a laissé inanimé au pied du bouge où vit la créature, et a pris ma place. Je tremble d'effroi. Un sentiment de trahison. Lui-même est extrêmement agité. Il doit me raconter sa mésaventure mais je ne peux discerner que quelques mots. Il parle de corps pendus à des crochets, ne cesse de répéter comme en psalmodiant du sang, du sang, j'entends aussi la fille est ouverte, puis il sort un document. Mon manuscrit ! Le manuscrit que j'ai perdu depuis une semaine. C'est elle qui l'a pris, me crie-t-il. Ne le perds plus !… C'est à cause de ça qu'elle te tenait. Comme une laisse, couper le cordon ombilical, c'est fini !
Je me rappelle l'avoir remercié quand il me tendait mon manuscrit et, poussé par lui, je crois, je me suis retrouvé hors du bar.
J'ai passé une nuit calme, roulé en boule dans le canapé. Je n'ai pas quitté l'appartement, je n'ai pas eu de crise. Comme l'a prédit mon ami je semble guéri.
Il faut que j'en aie le cœur net.
J'ai lu mon manuscrit. Il paraît écrit par un étranger. On y parle d'une histoire bizarre, d'un quartier près d'une gare où les échoppes sont toutes des boucheries. Le narrateur part toutes les nuits pour chercher ce quartier, guidé par une fille qui veut l'attirer à elle. Il longe les devantures où saignent les carcasses allongées sur des paillasses. Il enjambe des fleuves de sang qui ruissellent sur le trottoir. C'est alors qu'au premier étage apparaît un corps de femme dans un halo jaune. Il est arrivé, il se glisse entre les corps inanimés qui fument, et s'engage dans l'escalier en bois dont les marches poussent toutes de lugubres halètements. La porte est ouverte, un grand lit occupe l'espace de la chambre, les couvertures jonchent le parquet. Elle, allongée sur le dos, les bras enlacés à sa longue chevelure noire qui découvrent le creux des aisselles, les jambes relevées, est ouverte comme dans les paroles de mon protecteur. Pourtant, ce manuscrit est un faux, il ne m'ouvre plus les portes de la nuit, c'est à un autre que se donne mon épouse mystérieuse… Cet homme qui s'est prétendu mon ami, m'ayant ouvert les veines, attend que tout mon sang soit répandu et ma vie racornie comme un parchemin desséché et jauni.
Ce soir, mercredi - voilà une semaine que tout a commencé - j'ai décidé d'espionner à mon tour K. Je me glisse dans le hall de son immeuble et attend, caché, dans le local à vélos… La lumière, comme une étincelle, jaillit et illumine tout le hall.
Il passe devant moi et sort de l'immeuble.
Je le suis, à quelques mètres de distance. Il semble perdu dans ses pensées, presque hagard. Il est en proie à une hallucination, en pleine crise comme je l'ai été naguère. Les endroits qu'il traverse me sont familiers, pourtant je les vois avec d'autres yeux. Nous passons devant un grand bâtiment tout éclairé, ce doivent être les abattoirs. Des hommes s'activent autour des camions frigorifiques. Un moment d'inattention a suffi, je l'ai perdu de vue, mais tout guide est inutile, j'ai reconnu le quartier rouge, le quartier des bouchers et des équarrisseurs, le fil rouge déroulé dans le caniveau me trace le chemin. Je m'engouffre dans l'échoppe, le contact des carcasses de bœufs est glacé, je suis une ombre qui se jette dans un escalier. Je monte sans bruit, mon cœur cogne contre les barreaux, un souffle d'air entrouvre la porte. Elle pousse des cris étouffés, les couvertures recouvrent son corps et je le vois, lui, une forme qui remue sous les draps et, avec frénésie, tire de la femme des soupirs de violon… Je lance mon manuscrit au milieu de la chambre et m'enfuis en hurlant.
Nous nous élançons, la nuit, par grappes, accrochés au ciel comme des poignées de tiques, frères de sang, avides de vie. Pour nous s'allume dans les ténèbres un fanal, un trou de lumière où nous nous engouffrons en passant le seuil de la fenêtre…
Dans un réflexe d'insectes, nous élançons nos soifs nocturnes vers la ville, loin des chrysalides insalubres nichées sous les toits.
Qui sommes-nous ? Les pierres qui abritent nos corps, tapissent la peau de notre peau, les pierres qui fondent les cités et domptent le galop des fleuves, étaient jeunes à la naissance de nos pères. Nous basculons, un à un, des margelles étagées des hautes murailles de la ville, vers le puits d'ombre. La rue, par nécessité autant que par jeu, nous nous y regroupons pour nous bousculer, pour apprendre à connaître nos épidermes, éprouver nos ongles sous les regards craintifs des passants.
Jeux puérils auxquels nous consacrons les premières heures de la nuit, comme s'amusent les jeunes fauves.
Celui qui, submergé par nos assauts, s'est effondré sur le trottoir, nous l'entourons, pointant du doigt son ventre blanc qu'il tortille comme un asticot ; nous sommes autour de lui, criaillant, plaisantant, plantant des couteaux entre ses omoplates cuirassées, fumant des mégots dans la pénombre des lanternes. Puis nous l'abandonnons à l'avidité des clochards qui fouillent ses poches et ses entrailles avec les gestes méticuleux des orpailleurs.
Nous sommes loin déjà. Dans des dédales de rues, nous arpentons le silence et la solitude d'un peuple désœuvré, des hommes sans chaînes, livrés à eux-mêmes, déambulent comme des bagnards, cassés, froissés, brisés par la limaille des jours.
Les bouches de métro ne crachent que quelques graines égarées, les rames glissent dans le vide des wagons de lumière désertés. Les courants ascendants nous portent, nous échevelons quelques vieillards surpris à parler de l'avenir du monde en rajustant leur cravate, nous longeons la rive du fleuve dont les eaux saumâtres inoculent aux quartiers leur poison.
Nous chassons des pigeons qui s'enfuient, montent vers la voûte incolore du ciel et s'abattent en pluie drue sur les gargouilles de l'abbaye. Juchés sur les gravats d'une péniche, nous descendons les eaux, dans le lit du fleuve. Sur les quais, derrière les rideaux des échoppes, on montre nos corps trop longs, il se murmure que trop de faims s'accrochent à nos chairs impaludées.
Enfin, sonne l'heure des épousailles, le temps des noces funestes et de leur cortège de semences. Nous nous égaillons, mus par de ténébreux atavismes, vers la grande loterie séminale.
La musique s'est tue, laissant place à un grand silence dans ma tête, je marche, le long d'un quai mais il faudrait m'arrêter.
Le brouillard me semble familier, c'est peut-être parce qu'il monte du fleuve où dorment les carcasses de deux grosses péniches.
Je marche à la rencontre d'une silhouette emmitouflée de brume, une femme sculptée dans la lumière attend sous un lampadaire. Son visage est immobile, ses yeux m'accompagnent, avec dureté, ils s'accrochent aux miens, m'escortent au-delà du champ de vision, comme pour m'interdire l'escale et son corps de professionnelle. Je dois m'arrêter. Mes pas suivent un rail qui s'enfonce dans la nuit. Je me trouve très loin de chez moi, traversant des quartiers qui me sont inconnus et que je parcours avec une grande sérénité.
Comme au bord d'un précipice, je m'arrête net, désormais en équilibre, non sur le trottoir mais sur une ligne imaginaire, une frontière entre le passé et l'avenir ; devant, désormais inaccessibles, s'imaginent les contreforts de ma fuite, un dédale de corridors étroits figés dans la brume qui continuent d'être par la persistance rétinienne.
J'ai tourné le dos au gouffre pour repartir vers la vie, remonter le fil jusqu'à mon appartement. Je me suis mis à marcher sans voir, attentif seulement à ne pas perdre la trace.
Le matin sentait la marée quand je me suis engouffré dans la cage d'escalier de mon immeuble. Les senteurs nocturnes se sont dissoutes dans les remugles d'égout et les effluves du marché. Il m'a semblé marcher toute la nuit. Où étais-je allé ? Allongé sur le canapé, j'essaie de reconstruire le puzzle de ma vie chaotique. Tant de zones d'ombre ! Tant de trous noirs dont rien ne subsiste ! Demain j'irai chez Krysto. Lui comprendra… Je me revois arpentant le quai emporté par le courant…
Un tocsin étrange retentit, chaque nuit, qui nous force à quitter nos sarcophages pour fendre l'air de nos corps engourdis. Nous débouchons, à nos pieds, le canope où macèrent nos cœurs et, les mains dans le sang tiède de la veille, nous accueillons la vie, vacillante comme une flammèche, tapie dans la litière du thorax.
Alors, nous glissons nos ombres de panthère dans la fourrure de la nuit, enjambant le rebord des fenêtres, nous laissant tomber et prendre pied sur le territoire de la rue. Nous avançons en bataillons aux pas chancelants. Un barrage se dresse, des rangées de crocs de verre se hérissent à notre passage.
Je crie. Je me réveille et me trouve en train d'enjamber la fenêtre du cinquième étage. Des morceaux de chair sont restés accrochés aux barbes d'acier qui parsèment le rebord. Je saigne abondamment. La douleur m'a réveillé, mettant à nu mon cauchemar dont je me rappelle le moindre détail. Mes angoisses de la veille étaient fondées. Je ne suis pas victime d'hallucinations. Pendant la nuit, je me lève, bel et bien animé par les visions qu'entretiennent mes rêves. Crises de somnambulisme ! Voilà le diagnostic auquel je me vois contraint de souscrire… Des états de sommeil au cours desquels des ordres impérieux m'obligent à l'action, m'entraînent loin de chez moi, vers des lieux qui me sont inconnus. Cela a commencé voilà deux nuits. J'étais alors le jouet de l'insomnie, tourmenté par le vol d'un manuscrit, je passai une nuit agitée pour ne trouver le repos qu'à une heure tardive. Lorsque je me suis éveillé, le jour s'était installé derrière les fenêtres, j'étais épuisé, le corps fourbu comme après une course longue et éreintante. Qu'ai-je fait cette nuit-là ? Les quelques nuits où j'ai cru dormir ne m'ont pas permis d'aller très loin… Je dois faire attention, peut-être m'enfermer !
Ma deuxième escapade m'a laissé plus de souvenirs. Je me rappelle avoir erré dans les quais au bord du fleuve, après avoir traversé des banlieues inconnues.
Il faut repousser le moment de l'endormissement, veiller très tard toutes les nuits, peut-être serai-je contraint de ne plus dormir que le jour. Je me demande ce qui m'arriverait si une telle crise me prenait en plein jour. Les gens se rendraient-ils compte de mon état ? D'ailleurs suis-je éveillé ou est-ce les yeux clos que j'avance ?
Depuis l'enfance jamais la nuit ne m'a paru aussi effrayante. Je ne peux m'empêcher de penser à toutes ces légendes sur les créatures de la nuit, comme les vampires qui ne s'éveillent que… Une pensée terrifiante me vient à l'esprit. Cela est si sordide et inquiétant que je m'effondre sur le tapis en proie à une crise de nerf…
Je m'éveille, très agité et vois au réveil que trois heures se sont écoulées. J'ai dormi profondément, pourtant rien ne s'est passé. Je cours vers les fenêtres et tire les rideaux, il fait bien jour, le soleil n'a pas encore basculé derrière l'immeuble d'en face. J'attrape mon sac à dos, il faut que je sorte pour oublier, si je me sens bien je passerai chez Krysto.
A la vitre du bus, les paysages urbains ont défilé sous mes yeux. Des murs noircis par le souffle des voitures, des artères inhumaines vouées à la vitesse qui ceinturent les vieux quartiers. Je découvre les premiers jardins avec bonheur, des petites cours que traversent des fantômes décharnés, des verrières où nichent les araignées… J'avais fini par oublier mon histoire quand j'ai pensé que, peut-être, je hantais ces mêmes lieux une fois la nuit tombée.
La présence de mon ami est réconfortante. Il m'offre du thé, me montre ses derniers dessins et nous parlons science, littérature, bande dessinée…
A un moment, ce fut l'heure. Il était écrit, quelque part, que ce jour, à cet instant, devait être révélée mon étrange histoire.
Krysto m'avoua qu'il était surpris, certes, mais que je ne devais pas dramatiser. Il avait lu beaucoup de choses sur les hallucinations, les troubles du cerveau. Un copain à lui avait cessé d'être lui-même, pendant six mois, quelque part en Inde, puis, après cette interruption de l'existence, était rentré en France et, recouvrant la mémoire, avait retrouvé les habitudes de sa vie.
« Si tu découvres que la moitié de ta vie est vouée à des activités dont tu ignores tout, que tu traînes toute la nuit dans des endroits dangereux à faire on ne sait trop quoi… tu crois que je n'ai pas de raisons de dramatiser !
― Tu as consulté un médecin ? Un scanner du cerveau… certaines tumeurs peuvent provoquer des dérèglements…
― Ecoute-moi. Je sais d'une façon intime qu'il s'agit de tout autre chose. Et j'ai peur… peur de commettre une bêtise.
― Si tu agis en état de somnambulisme, tu n'es pas responsable. Et de toutes façons, rares sont ceux qui ont des comportements agressifs.
― Tu comprends… il faudrait m'enfermer toutes les nuits. Ou m'attacher pour m'empêcher de sortir.
― Ce n'est pas une solution. Essayons d'y voir clair. Est-ce que tu te rappelles de détails de tes balades nocturnes ?
― Sur le coup oui… puis tout s'efface très vite. Je ne me rappelle que ce que je me suis répété une fois réveillé…
― A quel moment te réveilles-tu ? Peut-être rêves-tu d'une façon très forte tout ça…
― Une fois je me suis réveillé en pleine rue. J'étais à plusieurs kilomètres de chez moi. La dernière fois, c'est en me coupant au rebord de la fenêtre… que j'allais enjamber pour sauter dans la rue, quinze mètres plus bas ! »
Je vois à son visage que mon ami commence à comprendre mon histoire. Il essaie de me donner le change mais son inquiétude est perceptible.
« Qu'est-ce qu'on peut faire à ton avis ?
― J'en sais fichtre rien ! Je veux juste que ça s'arrête !… Pour pas finir à l'asile ou en taule.
― Depuis quand ?
― Ça fait trois jours. Je me réveille le matin épuisé, trois nuits et trois jours sans dormir, la nuit les escapades épuisantes et le jour une angoisse insensée qui me ronge…
― Calme-toi Isto. Il faut réagir !
― Que veux-tu que je fasse ? Je suis peut-être envoûté… Imagine qu'on m'ait jeté un sort et qu'on souhaite me voir mourir !…
― Ecoute… je veux t'aider. Rentre chez toi. Je te promets d'être là pour te surveiller. Il ne t'arrivera rien.
― Qu'est-ce que tu vas faire ?
― Il vaut mieux que tu l'ignores ! Je ne te dirai rien pour l'instant, tu es peut-être ton pire ennemi… Mais n'oublie pas que quoi qu'il arrive, je serai là pour te sauver. »
Au moment de pousser ma porte, j'entends une voix aigrelette derrière mon dos qui me fait tourner les talons. M. Poqué me sourit béatement en esquissant un geste amical de la main. Je lui réponds en marmonnant un bonjour inaudible et disparaît rapidement dans ma tanière.
Je tombe sur le lit. Je suis très las. Depuis combien de temps n'ai-je pas dormi ? Je vais à la fenêtre, tire le rideau. Il fait encore jour. Il me semblait avoir quitté l'appartement de mon ami dans la soirée. Je ne me souviens de rien. A peine quelques impressions, des paysages évanescents derrière la vitre…
Soudain une pensée m'obsède. Un fait inhabituel s'est produit lorsque j'ai ouvert la porte de chez moi. Sur le palier se trouve l'appartement d'un vieux monsieur à moitié fou qui n'adresse jamais la parole à personne. Il vit au milieu de trophées de chasse qui couvrent ses murs, hures de sangliers, bois de cerfs, que j'ai entrevus lorsqu'il rentre chez lui après m'avoir croisé sans un mot. Pourtant, il me semble que tout à l'heure il m'a parlé, ou m'a fait un signe.
Je m'épuise à chercher une explication quand la sonnerie du téléphone retentit. Il est sur la table de nuit, à quelques mètres, je tends le bras… Je sens alors quelque chose glisser sur mon cou. Je ne sais pourquoi, j'imagine que mon tympan s'est percé, que du pus s'écoule de mon oreille. Pris de panique, je cours vers la salle de bain, allume et me fige devant la glace. Mon visage est ensanglanté, j'ai une entaille profonde sur le crâne, elle a saigné abondamment, mon col de chemise est maculé, elle s'est rouverte et la plaie suppure. Ma tête tourne, je ferme les yeux pour ne plus voir les flashes lumineux qui crépitent tout autour de moi. Les mains cramponnées au lavabo, je combats pour rester debout, incapable de la moindre pensée, tout à la lutte pour garder l'équilibre.
Au bout de quelques minutes, j'arrive à sortir de la salle de bain et, m'appuyant aux murs, je parviens à m'approcher du sofa où je m'effondre…
Il est 13h passé. Nous sommes le lundi 15 septembre. Il s'est écoulé quarante-huit heures depuis ma visite à K. Qu'ai-je fait de mes nuits ?
Et tout ce sang.
Est-il possible de tant saigner…
Sans que cela me procure le moindre soulagement je comprends le comportement inhabituel du voisin. Le vieux misanthrope a dû être tellement effrayé…
Un voyant lumineux indique que le répondeur a enregistré un message.
Pourquoi avoir répondu ! Les erreurs enseignent après coup le chemin de la sagesse. Je ne sais pas à cet instant que l'engrenage qui aboutira à la mort de mon ami dans l'incendie de son appartement s'est mis en route. Dès lors plus rien ne sera comme avant.
Il faut que je te parle. Ne viens pas chez moi c'est inutile. Retrouve-moi ce soir chez Jojo. J'ai retrouvé quelque chose qui t'appartient…
Depuis plus d'une heure je tourne en rond dans l'appartement, quand je décide qu'il est temps de sortir.
Les passants me fuient on dirait. Ils lorgnent mon visage et les cicatrices qui y dessinent d'innombrables ratures. Je n'ai d'autre solution que d'avancer les yeux à terre, humiliante marche à la remontée des caniveaux, vers le quartier mal famé que j'affectionne, celui où se terre notre petit bar, ancien point de ralliement de notre bande. J'ouvre la porte et traverse la salle sans croiser un regard, des fantômes flottent au-dessus des émanations d'alcool, le patron somnole près de sa femme, ivre, vieille fleur fanée au parfum envoûtant de cadavre. Je croise mon reflet, pâle silhouette radiographiée au néon, dans le grand miroir du bar. Je m'empresse de disparaître, descendant dans la minuscule salle de concert, une cave taillée dans la pierre où les voix et la fumée forment une soupe écœurante.
Krysto est derrière une table, aux aguets. Une bouteille pleine lui servant de décor.
Il me fait une place sur la banquette et se met à parler avec excitation. Son euphorie, la musique, les discussions des tables voisines, avec la fatigue qui m'envahit au fil des minutes, tout se mêle dans un chaos indescriptible. A vrai dire, je ne comprends pas grand-chose à ce qu'il veut me dire…
Avant hier, il m'aurait suivi assez longtemps dans mon errance nocturne. Il dit avoir découvert ma destination, qu'il s'agit d'une femme, qu'elle est très… a-t-il vraiment dit dangereuse ?
Hier j'ai encore pris le même chemin. Vers deux heures du matin, il m'a vu enjamber la fenêtre, faire le geste d'écarter un invisible rideau et sauter dans le vide. Il s'étonne de me retrouver quelques mètres plus loin, marchant dans la rue le plus calmement du monde. Mais cette fois, ajoute-t-il, il est hors de question de me laisser courir un danger. Il avoue qu'il a essayé de m'arrêter, que je ne le reconnaissais pas, je me suis débattu, il m'a frappé, le sang a coulé…
Etait-ce bien nécessaire !
Je ne semble pas avoir opposé de résistance, il n'a aucune trace de blessures.
Il m'a laissé inanimé au pied du bouge où vit la créature, et a pris ma place. Je tremble d'effroi. Un sentiment de trahison. Lui-même est extrêmement agité. Il doit me raconter sa mésaventure mais je ne peux discerner que quelques mots. Il parle de corps pendus à des crochets, ne cesse de répéter comme en psalmodiant du sang, du sang, j'entends aussi la fille est ouverte, puis il sort un document. Mon manuscrit ! Le manuscrit que j'ai perdu depuis une semaine. C'est elle qui l'a pris, me crie-t-il. Ne le perds plus !… C'est à cause de ça qu'elle te tenait. Comme une laisse, couper le cordon ombilical, c'est fini !
Je me rappelle l'avoir remercié quand il me tendait mon manuscrit et, poussé par lui, je crois, je me suis retrouvé hors du bar.
J'ai passé une nuit calme, roulé en boule dans le canapé. Je n'ai pas quitté l'appartement, je n'ai pas eu de crise. Comme l'a prédit mon ami je semble guéri.
Il faut que j'en aie le cœur net.
J'ai lu mon manuscrit. Il paraît écrit par un étranger. On y parle d'une histoire bizarre, d'un quartier près d'une gare où les échoppes sont toutes des boucheries. Le narrateur part toutes les nuits pour chercher ce quartier, guidé par une fille qui veut l'attirer à elle. Il longe les devantures où saignent les carcasses allongées sur des paillasses. Il enjambe des fleuves de sang qui ruissellent sur le trottoir. C'est alors qu'au premier étage apparaît un corps de femme dans un halo jaune. Il est arrivé, il se glisse entre les corps inanimés qui fument, et s'engage dans l'escalier en bois dont les marches poussent toutes de lugubres halètements. La porte est ouverte, un grand lit occupe l'espace de la chambre, les couvertures jonchent le parquet. Elle, allongée sur le dos, les bras enlacés à sa longue chevelure noire qui découvrent le creux des aisselles, les jambes relevées, est ouverte comme dans les paroles de mon protecteur. Pourtant, ce manuscrit est un faux, il ne m'ouvre plus les portes de la nuit, c'est à un autre que se donne mon épouse mystérieuse… Cet homme qui s'est prétendu mon ami, m'ayant ouvert les veines, attend que tout mon sang soit répandu et ma vie racornie comme un parchemin desséché et jauni.
Ce soir, mercredi - voilà une semaine que tout a commencé - j'ai décidé d'espionner à mon tour K. Je me glisse dans le hall de son immeuble et attend, caché, dans le local à vélos… La lumière, comme une étincelle, jaillit et illumine tout le hall.
Il passe devant moi et sort de l'immeuble.
Je le suis, à quelques mètres de distance. Il semble perdu dans ses pensées, presque hagard. Il est en proie à une hallucination, en pleine crise comme je l'ai été naguère. Les endroits qu'il traverse me sont familiers, pourtant je les vois avec d'autres yeux. Nous passons devant un grand bâtiment tout éclairé, ce doivent être les abattoirs. Des hommes s'activent autour des camions frigorifiques. Un moment d'inattention a suffi, je l'ai perdu de vue, mais tout guide est inutile, j'ai reconnu le quartier rouge, le quartier des bouchers et des équarrisseurs, le fil rouge déroulé dans le caniveau me trace le chemin. Je m'engouffre dans l'échoppe, le contact des carcasses de bœufs est glacé, je suis une ombre qui se jette dans un escalier. Je monte sans bruit, mon cœur cogne contre les barreaux, un souffle d'air entrouvre la porte. Elle pousse des cris étouffés, les couvertures recouvrent son corps et je le vois, lui, une forme qui remue sous les draps et, avec frénésie, tire de la femme des soupirs de violon… Je lance mon manuscrit au milieu de la chambre et m'enfuis en hurlant.
Nous nous élançons, la nuit, par grappes, accrochés au ciel comme des poignées de tiques, frères de sang, avides de vie. Pour nous s'allume dans les ténèbres un fanal, un trou de lumière où nous nous engouffrons en passant le seuil de la fenêtre…
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